Isabelle Clerc (rédactrice en chef du mensuel Santé-Yoga) : Les "nouveaux yogas", pour la plupart venus d'Amérique et qui sont en train de s'implanter chez nous, sont-ils du yoga? Si oui en quoi? Sinon pourquoi? et, dans ce cas, qu'est-ce que le yoga? Quel est le sens du yoga aujourd'hui dans le monde? Et celui des yogas américains?
Pierre Bonnasse : « Je ne sais pas si les « nouveaux yoga » sont « du yoga », je n’ai jamais pratiqué l’un d’entre eux. C’est à chacun de répondre à cette question à la lumière de la Tradition et surtout de sa propre expérience. Est-ce que ma pratique permet de suspendre l’activité mentale (yoga chittavritti nirodhah) et de reconnaître une réalité plus vaste en amont ? Est-ce que la pratique me rend plus tranquille, conscient, joyeux, moins égoïste et bienveillant envers les autres ? Si oui alors cette pratique peut être appelée « yoga ». Si elle n’apporte qu’un bien-être corporel, de la satisfaction, de la reconnaissance extérieure, de la force ou de la souplesse, nous sommes dans le domaine sportif. La Tradition et la pratique constante nous enseignent que le processus d’identification fait que l’être humain s’attribue aveuglément une personnalité propre et limitée faite de son corps, de ses émotions et de ses pensées, alors qu’en essence il est infini (ananta), éternel (amrita), illimité et sans forme (arûpâ). Identifié à sa structure corps-esprit, il confond donc la forme et le sans-forme, le limité et l’illimité, l’éternel et le transitoire, et dans cette confusion existentielle, l’homme se s’oublie, se perd, souffre et souffre de souffrir. Nisargadatta Maharaj disait que « la suppression de cette confusion est le but du yoga ». Il ajoutait aussi : « Ce qui est né doit mourir. Seul le non-né ne meurt pas. Trouvez ce qui jamais ne dort ni jamais ne s’éveille, et dont la pâle réflexion est notre sensation du ‘je’ ». Si la pratique (quel que soit sa forme ou son nom) me permet de reconnaître, de me relier, de me rappeler à la saveur intime et fiable de ce fil d’Ariane, il est alors certain qu’il s’agit du yoga (de la racine « yuj », atteler). La pratique permet de renouveler sans cesse cette saveur de la présence lumineuse à soi-même et d’habiter cette présence impersonnelle avec le plus de ferveur possible. Il est alors possible de s’ouvrir à un « nouveau yoga », une nouvelle alliance, une nouvelle union, et paradoxalement (pour le mental), à la reconnaissance que le yoga est en fait déjà réalisé et qu’il n’y a de toute façon personne pour « faire du yoga ». Peu importe donc le flacon tant qu’il permet de goûter à l’ivresse de la félicité. Quant au sens du ou des yoga aujourd’hui dans le monde… je ressens que tout a son sens lorsque j’arrête justement de vouloir à tout prix donner un sens aux choses. Tout a sa place et tout vient servir quelque chose. Il s’agit de reconnaître que toute la vie est un yoga. Si je ressens une paix profonde je ressens alors naturellement le besoin de la partager avec les autres. La racine sanskrite du mot « bhakti » (que l’on traduit souvent par « amour » ou « dévotion »), « bhaj », signifie « partager ». Voilà en quoi peut servir le yoga, aujourd’hui, dans le monde. Il peut servir à aimer. » Pierre Bonnasse
© Journal Santé-Yoga, novembre 2013.